Les apparences sont aisément trompeuses. Elles nous amènent à croire que le monde est binaire ; qu'il y a le bien et le mal, le beau et le laid, le vrai et le faux.
Tout cela, aux yeux de Mendoza, est beaucoup plus compliqué qu'il n'y paraît. Le monde est un prisme, et parfois, pour s'y déplacer, il vaut mieux fermer les yeux, et y aller à tâtons. Le toucher est un sens que l'on peut tromper - mais les gens le négligent. Ne voyant que la douceur de son sourire, ils en ignorent la rudesse de son épiderme ; aucun sens, pensent-ils, et Mendoza fait tout pour qu'ils pensent ainsi.
Tout a un sens, dans la vie.
Prenez Jae-Won Bang, par exemple. Petit morveux arrogant, ayant refusé de lui céder sa place dans les transports en commun - pour une fois que Mendoza les prend, comprenez-vous, il fallait bien qu'il obtienne une place assise, ou sa honte aurait été un poids trop lourd pour sa conscience -, une inimitié qui n'a au fond nul sens réel mais auxquel Mendoza s'en tient par conviction (laquelle, de conviction ?). Membre d'un gang, qui plus est - normalement le genre de choses qui se cachent, et que Mendoza débusque d'un regard, abusant d'une expérience ancienne qui se révèle défavorable aux plus jeunes. (En dessous de quarante ans, on est un gamin, aux yeux de Mendoza)
Et dans le fond, Jae-Won n'est pas une cible du Ragnarök, alors Mendoza le laisse vivre et l'observe de ses yeux ténébreux.
C'est le hasard qui guident leurs pas, qui les poussent à croiser le chemin de l'autre par cette matinée glaciale de février, où les mains se couvrent de gants et les visages se cachent vainement à travers de lourdes écharpes, où le ciel est si sombre que l'on attend presque le coucher du soleil, où les rues sont désertes et absolument déprimantes.
Mendoza préfère ce type d'ambiance pour ses promenades matinales.
Tout comme il aime ce genre d'hasard bien commode.
Apercevant la silhouette familière, ses intentions sont posées. Bien malin, celui qui arrivera à les lire. Baissant légèrement son châle pour libérer ses lèvres - c'est fou, comme avec l'âge, on finit par devenir plus frileux, comme si à quarante-sept, on était déjà sur la pente descendante, on faiblissait déjà ; Mendoza détestait ces rappels constants de ce vieillissement continu, lorsqu'il se souvenait des moments où il sortait bras nus par zéro degrés. Une tape sur la tête ; légère, selon les critères de Mendoza ; mais peut-être un peu forte selon ceux des autres.
« Bang. »
Il aime son nom de famille, ça lui évoque une explosion ; du miel pour un cœur violent. Mendoza, ce n'est pas mal non plus ; Crépuscule, c'est encore pire - mais c'est un reliquat d'enfance, que voulez-vous qu'il y touche, le bougre ?
« Alors, comment ça va, depuis la dernière fois ? Toujours pas appris la politesse, je présume ? »
Les yeux de Mendoza s'étrécissent ; il lui semble qu'eux seuls peuvent comprendre cette pique, qu'eux seuls ont conscience de la gravité de la situation. Aux yeux des passants, ils ne sont que deux illustres inconnus, sans rang ni titre, sans intérêt particulier.
Pourtant, Mendoza est armé, et prêt à s'en servir au besoin.
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