C'est la fête au village. (X-Ray)

De la bonne musique, des chanteurs amateurs qui se distinguaient par leur talent et des casseroles de compétition, l'ambiance était bon enfant cet après-midi à Cheenbury. Les badauds étaient de plus en plus nombreux à s'approcher pour pousser la chansonnette devant tout le monde, dans l'espoir d'obtenir le titre de meilleur chanteur de rue et bien entendu pas la moindre récompense à la clé.
Qu'est-ce qui avait bien pu passer par la tête de Faelan lorsque celui-ci avait décidé d'organiser un concours de chants populaires au beau milieu de la rue ? Personne ne pouvait en avoir la moindre idée. Le gang auquel il appartenait était réputé pour être violent, pas pour s'improviser animateur de soirée. Le concours, Faelan l'avait organisé sur un coup de tête, presque sans préparation, pour le simple plaisir de faire quelque chose d'inattendu et d'un peu stupide. Il ne craignait pas la surveillance gouvernementale, qui ne manquerait pas de remarquer un attroupement de ce genre. Mais ils n'avaient jamais daigné bouger le petit doigt pour mettre fin aux agissements des miséreux du gang Nord, alors pourquoi intervenir aujourd'hui ? Là où ça lui ressemblait moins, c'est qu'il ne recherchait aucun but politique. Il ne voulait pas recruter de nouveaux membres, pas même pour le Honey Pot, leur couverture. Il ne voulait pas faire diversion ou tester l'autorité municipale. Rien de cela. Cette idée avait simplement jailli de sa tête comme tant d'autres avant elle. Si innocence, et peut-être dangereuse.
La musique ne devait pas beaucoup apprécier Faelan, car la naturei avait doté celui-ci d'une voix éraillée. Lorsqu'il parlait, c'était supportable, mais lorsqu'il se mettait à chanter, les effets étaient pires qu'une attaque nucléaire. Rien d'étonnant à ce que tous ceux qui surent qu'il voulait faire chanter les gens dans la rue lui demandèrent - de façon plus ou moins gentille - de ne pas faire de même. Leurs efforts cumulés avaient fini par convaincre l'intéressé qu'il valait mieux rester dans son coin en silence.
Ceci dit, le rouquin ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu vexé. C'était son concours, bordel, il aurait dû avoir le droit d'y participer. Il regrettait d'avoir choisi l'applaudimètre pour décider du vainqueur. Sur le coup, l'idée lui avait paru excellente : ne pas récompenser celui ou celle qui chantait le mieux mais celui ou celle qui provoquait le buzz. À présent, il se disait qu'il aurait mieux fait de composer un jury, car il était impossible de déterminer un vainqueur ainsi. Pour l'instant, tout allait bien, mais l'événement risquait fort de tourner au drame lorsque quelques compétiteurs plus bêtes que les autres se mettraient à gueuler le plus fort possible pour se faire entendre, et que le tout virerait à la baston générale. Comme la plupart des événements organisés par le Nord, quoi.
Faelan regardait la prochaine chanteuse s'approcher de la scène et sut qu'elle avait déjà gagné des points auprès du public. Même si elle était parfaitement couverte de la pied - hiver oblige -, elle était sacrément canon, avec un joli petit visage de poupée et des magnifiques cheveux dorés. Elle ne chantait pas tout à fait juste, mais elle avait une jolie voix, et elle fut acclamée par le public qui voulait écouter une autre chanson d'elle. Mais déjà, un autre concurrent prenait sa place, un petit bonhomme rondouillard et binoclard d'une laideur épouvantable - et roux, en plus. Le contraste entre les deux chanteurs était si prononcé que la mise en scène paraissait être un cliché éhonté. Ce n'était pas un coup du sort : Faelan avait fait discrètement en sorte que ces deux-là participent juste l'un après l'autre. Il se sentait un véritable maître de cérémonie.
Faelan se tourna vers la foule, dans l'espoir de dénicher une autre belle pépite qu'il jetterait sur la scène. La voix comptait moins que le physique, ce qui pouvait amener à penser que Faelan était en train de moquer les émissions de variété qui proposaient aux aspirants chanteurs de trouver la gloire pour quelques temps. Mais rien n'en était moins sûr. Il rejeta une petite rousse pourtant très belle, sous prétexte qu'il avait déjà un roux, et se dit que la mère de famille et sa poussette feraient une très belle cible, quant il remarqua que sa petite attraction avait attiré l'attention d'une tête connue.
D'accord, ce n'était peut-être pas la perle rare que Faelan cherchait pour son concours, Mais pourquoi priver un bon ami d'un quart d'heure de gloire ? Faelan aimait bien X-Ray, même s'ils ne pouvaient être d'accord sur tous les sujets, à commencer par la question des gangs. C'était un jeune complètement libre comme on n'en faisait plus assez. Il ne traitait pas Faelan comme un vieux schnock, alors forcément, ça aidait. Dommage qu'il ne fasse pas partie du gang Nord : Faelan aurait eu plein de projets pour lui.

« Coucou ! lança Faelan du ton de celui qui s'apprête à faire une bonne blague. Dis, tu veux participer ? Tu gagnes rien, mais c'est gratuit, donc tu perds rien. Si tu veux, j'te fais passer en VIP sur la scène quand tu veux. »

Le tout accompagné du clin d'œil de manager de Faelan. Difficile dans ces conditions que le rouquin n'était autre que le bras droit d'Hannibal Somerset. Il ne semblait pas avoir le tempérament nécessaire pour diriger.

Alors, il mord ou ne mord pas, le poisson ? La posture de réflexion intense qu'avait prise X-Ray ressemblait étrangement aux propres mimiques de Faelan – lui aussi adorait exagérer ses mouvements de la sorte, tout particulièrement lorsqu'il fallait prendre une décision importante qu'il avait en fait déjà prise. Juste pour faire chier le monde. Pour cette raison, il se disait que X-Ray était en train de trouver un moyen de tourner la situation à son avantage. Ne disait-on pas malin comme un roux ? (non, en fait, ça ne se disait pas, mais Faelan trouvait que l'expression aurait dû exister) Un vrai malin, ce X-Ray, l'appeler maître de cérémonie et en profiter pour lui demander un repas ; Faelan jugea que la façon de présenter le compromis était bien tournée, et pour cette raison, il ne céda pas à son instinct premier, qui était de lui répondre t'es pas un clodo, pourquoi j'te paierais un repas, mais de faire semblant de réfléchir, lui aussi. Il imita la posture réflexive de tout à l'heure – et chez Faelan, l'effet était franchement comique, puisqu'il ne semblait pas être le genre d'homme à penser - et fixa du regard le jeune homme, comme s'il jugeait sa capacité à faire le show, comme il disait.

« Hum, je sais pas trop... » commença Faelan, exagérant les mots.

Sale mioche, quand même. Profiter aussi largement de sa générosité, de sa grandeur d'âme, quel scandale... c'est exactement pour cette raison que Faelan l'aimait bien, en fin de compte. Pouvait-il raisonnablement lui demander quelque chose en retour ? Trouver une façon de tourner ce deal à son avantage, car à l'heure actuelle, il était plutôt perdant ? S'il n'y arrivait pas, cela n'était pas grave, il pouvait toujours renverser une salière sur son plat comme il l'avait fait l'autre jour avec Hannibal. Au détriment de ses finances, comme d'habitude. À le voir parfois dépenser sans compte pour des conneries, pas étonnant que le gosse crût qu'il avait finances illimitées. Faelan était trop doué pour tromper son monde.

« Adjugé vendu ! décida finalement Faelan en serrant la main de X-Ray comme pour conclure un deal. J'te paie à manger si ta prestation me convainc. Mais uniquement si ça me plaît, et uniquement ce que je décide, sinon, t'iras mendier ailleurs. »

Il fit ensuite un clin d'œil à X-Ray. Remplir les conditions de Faelan n'était pas très difficile, il suffisait seulement de se faire remarquer. Quant au repas, il est vrai que Faelan n'était pas le plus fin gourmet du pays, mais il n'était pas fou au point de payer un truc dégueulasse à quelqu'un alors qu'il comptait bien se remplir la panse lui aussi. Pour tempérer ses propos, ou peut-être pour inciter X-Ray à donner le meilleur de lui-même, Faelan crut bon d'ajouter :

« Et bien sûr, t'as quartier libre, tu fais tout ce que tu veux. »

Après quoi, avant de laisser au jeune homme la possibilité de se rétracter, Faelan l'agrippa violemment et le tira vers la scène, où une chanteuse tout ce qu'il y a de plus banal était en train de terminer sa prestation. C'était fade au possible, autant que son tour de poitrine, d'ailleurs. Sa voix ? Quelle importance, sa voix ? C'est vrai, elle était jolie, sa voix, mais elle n'allait pas devenir une diva avec cela. Elle n'était tout simplement pas le genre de candidate qui intéressait Faelan.

« Tu vas voir, tu vas bien t'amuser. » commenta-t-il en pointant du doigt la foule qui, comme X-Ray tout à l'heure, semblait à tout instant capable de balancer un hot-dog ou une pluie de frites sur un candidat qui ne lui plaisait pas.

Mais d'acclamer celui ou celle qui aurait ses faveurs.
Faelan n'attendit pas : dès que la scène fut libre, il poussa X-Ray devant tout le monde. Le voilà devant le feu des projecteurs : s'il s'était rétracté, il ne pourrait plus sans perdre la face, et c'était exactement ce que voulait Faelan. Ceci dit, il ressentait également une pointe de jalousie pour le jeune homme, car il aurait adoré se retrouver à sa place. Encore une fois, le mioche ne se rendait pas compte de la chance qu'il avait, et il avait le culot de vouloir réclamer un truc en retour ?
Sa prestation avait intérêt carrément géniale, dans le bon ou dans le mauvais sens, sinon, il pouvait dire adieu à son repas dans un restau plutôt correct, et bonjour au premier hot-dog ramassé sur le trottoir.

Faelan s'apprêtait à abandonner l'idée de pouvoir s'amuser lui aussi et à succomber à une jalousie involontaire quand il sentit que quelqu'un - et il savait très bien de qui il s'agissait - tira sur sa manche pour l'attirer vers la scène. Il ne savait pas s'il devait en être surpris ou soulagé, car le sentiment qui le domina à cet instant fut une joie intense en prévision de ce qu'il allait faire et qui allait beaucoup lui plaire. Pourquoi Faelan, pourtant considéré malgré les apparences comme quelqu'un de posé et réfléchi, presque responsable, oubliait tous ses principes et ses promesses lorsqu'une occasion un peu trop bonne se présentait à lui ? X-Ray dut lever un peu la voix pour se faire entendre, mais il aurait pu murmurer que Faelan n'aurait pas raté une miette de sa proposition. Beatbox et backvocals, vraiment ? Ce rôle minoritaire mais essentiel au spectacle lui convenait parfaitement, puisqu'il s'était seulement engagé à ne pas chanter. Il n'avait pas dit qu'il ne pouvait pas participer d'une autre façon, ni aider un candidat. Il n'avait d'ailleurs rien stipulé sur les participations collectives, et au cas - improbable bien sûr - où quelqu'un aurait quelque chose à redire, il rappellerait à tous que c'était lui qui décidait ici.

« Ok, let's go. » répondit-il rapidement, car il fallait se mettre en place.

Vraiment pas difficile à convaincre, celui-là. Bref. Les acclamations commencèrent dès lors qu'ils se mirent sous les feux des projecteurs - enfin, des lampadaires éteints à cette heure de la journée, mais cela revenait au même -, l'effet roux sans doute. Tout le monde aimait les roux, et ces deux-là ne pouvaient pas passer inaperçu. Tant que X-Ray accueillait le public comme un vrai pro et ajustait sa tenue de scène, Faelan, lui, se contenta d'adresser un sourire mi-angélique mi-moqueur aux quelques personnes qui le regardaient de travers dans le public. Oui, vous, là, qui avez interdit à Faelan de chanter, pouvez bien enrager dans votre coin, parce que ce n'était pas du tout ce que Faelan allait faire. Il se demandait tout de même si Hannibal allait finir par découvrir ce qui se passerait ici. Sans doute, il était assez chiant pour s'en informer, mais ça passerait crème à coup sûr.
Et tant que X-Ray annonçait le nom d'un vieux groupe qui avait plus d'un millénaire - mais la popularité transcende les siècles, c'est bien connu, Faelan se dit qu'en bons bras cassés, ils n'avaient même pas pris la peine de se concerter au préalable pour se mettre d'accord sur un titre. Juste histoire que Faelan n'ait pas l'air de découvrir en même temps que le public. Cela dit, ce choix ne l'étonnait pas vraiment : il connaissait les goûts musicaux de X-Ray, beaucoup plus cohérents et sérieux que les siens, et pouvait donc se douter du choix qu'il allait faire.
Puisqu'il était hors de question de laisser à son ami toute la gloire, Faelan prit à son tour la parole :

« On est les Ray Kennedy, et le ginger power est en nous. »

Mais qu'est-ce que c'était que ce slogan ridicule ? Et pourquoi ne pouvait-il pas ouvrir la bouche sans sortir des conneries plus grosses que lui ? En cet instant, Faelan comprenait que certaines personnes ne le supportaient pas. Et même si son nom de famille était assez courant pour ne pas éveiller l'attention, le crier publiquement dans la rue était tout sauf prudent. Peut-être une part de lui avait-elle envie de provoquer le destin et de lui donner une bonne raison de le terrasser avant l'heure. De là à savoir d'où venait cette morbide motivation...
Heureusement, son intervention ne sembla pas casser l'ambiance, et même certains spectateurs eurent l'air de trouver cette intervention plutôt cool, ce qui était tout à son honneur. Il fit alors signe à X-Ray qu'il était prêt, et c'est ainsi que le spectacle débuta...

Il sembla à Faelan que X-Ray n'accrochait pas trop à son Ray Kennedy, mais en bon professionnel, il sut immédiatement rebondir avec un talent que Faelan lui envia. Bon sang, il ne lui avait jamais qu'il était en fait une star du rap. Une star qui n'avait peut-être pas la renommée d'une star, d'accord, mais une vraie star quand même. Alors que lui, Faelan, était beaucoup moins brillant dans ce rôle. Il était Faelan, en définitive, un sale type qui faisait semblant d'être autre chose pour cacher ce qu'il était vraiment, un abruti qui ne connaissait pas la honte et qui, pour cette raison, se fichait pas mal d'être un train en retard. Le beatbox était juste la place idéale pour lui, celle où il participait sans être le centre de l'attention, celle d'où il pouvait regarder sans se sentir jaloux ou exclus. Et admirer pleinement le spectacle, car même si X-Ray lui lançait des coups d’œil assez fréquent, pour voir s'il suivait sans doute, il se donnait à fond et ça faisait plaisir à voir. C'était facile de se laisser entraîner par un type comme lui, d'être son ombre peu visible mais indispensable, d'être le deuxième d'un duo qui visait à mettre l'un en avant.
En fait, exactement comme il voulait que les choses se passent avec Hannibal.
Vraiment déchaîné, X-Ray enchaîna une série de mouvements qui, hors contexte, l'auraient fait passé pour un hystérique, mais qui dans le contexte, participaient vraiment à l'ambiance. Faelan devait-il le rejoindre ou pas ? Il n'était pas resté immobile, d'accord, mais plus sobre peut-être - même s'il s'entêtait à vouloir se comporter comme un adolescent attardé, Faelan ne pouvait empêcher ses trente-quatre années bien fournies en drame et en magouilles de lui retirer une partie de la fougue de sa jeunesse. Mais l'intéressé s'en foutait, il n'avait pas besoin d'être éternellement jeune, il lui suffisait de devenir plus dangereux. Allez, il vieillira plus tard, et le voici qui se lance aux côtés de son jeune camarade dans l'hystérie du moment, oubliant tout sur l'instant, pour le simple plaisir de profiter de l'ambiance.

Pourquoi avait-il limité la participation à une seule performance par participant ?
La prestation de Ray Kennedy terminée - et Faelan ne connaissait pas vraiment de mots pour pouvoir décrire cet instant, parce que les vieux qui avaient créé le langage et défini la grammaire n'avait jamais rien pu connaître d'aussi intense, derrière leurs petites lunettes et leurs gros dictionnaires -, Faelan observa le public pour savoir s'ils avaient remporté l'adhésion populaire. Enfin, regarda sérieusement le public, car son cerveau réfléchissait à nouveau à toute allure afin d'analyser la situation, comme il le faisait d'ordinaire. Tout le monde n'était pas totalement emballée, car il savait bien que le style ne plaisait pas à tout le monde, mais dans l'ensemble, c'était un triomphe. Même les regards hostiles qu'il avait sentis peser sur lui à son entrée en scène avaient miraculeusement disparu. Ils avaient dû reconnaître qu'ils avaient formé un excellent duo, malgré l'accompagnement musical assez médiocre de Faelan, et qu'ils savaient comment capter l'attention de ceux qui les regardaient.

« Fiou, j'ai rajeuni de vingt ans. » lança Faelan avant de se lancer dans une immense révérence trop comique pour être théâtrale.

Totalement déplacée dans le contexte, mais bon, c'était Faelan, il ne pouvait s'en empêcher. Il avait eu la meilleure idée depuis des siècles en organisant ce concours, même si ça n'apportait strictement rien à son gang, pour le coup. Son ego, par contre, avait apprécié, et il n'avait été aussi disposé à rendre service à X-Ray qu'à cet instant précis.
C'était peut-être un peu tôt pour dire qu'ils avaient gagné, mais il semblait à Faelan qu'ils étaient bien partis pour. Malheureusement, cruelle réalité, un nouveau participant voulait déjà leur prendre la scène. Apparemment, il n'avait pas conscience de qui l'occupait actuellement. Beau joueur, Faelan accepta de se retirer, de se fondre dans la foule. Aucun mouvement de recul, aucun malaise en voyant son bandeau sur les yeux, mais on n'était pas encore tout à fait à la foule en délire de fangirls. Cela viendrait peut-être un jour. Avec X-Ray, ils gagnèrent une zone un peu plus tranquille où ils purent discuter sérieusement :

« T'as parfaitement rempli le contrat, annonça triomphalement Faelan. Et même dépassé mes attentes. Du coup, je vais revoir mes conditions à la baisse, et te demander ton avis avant de choisir le restau où je t'emmène. »

Car oui, avec un cadeau pareil, X-Ray méritait bien le restaurant - pas le cinq étoiles, même si Faelan aurait bien aimé l'y emmener, parce qu'il n'avait pas l'argent nécessaire, et qu'il savait qu'il serait expulsé avant même d'y avoir mis un pied à cause de son air de brigand. Faelan risquait bien de se retrouver dans la rouge à la fin du mois de toute façon. Ce serait très drôle de devoir expliquer à Hannibal la raison exacte pour laquelle il avait besoin d'emprunter de l'argent au gang. Non, tout compte fait, mieux valait se servir discrètement et espérer que le grand chef n'apprenne rien du tout.

« Et d'ailleurs, t'as jamais songé à te lancer dans la carrière ? demanda Faelan, toujours aussi visiblement emballé. Tu pourrais te faire des millions facile, ce serait toujours mieux que de faire la caisse. »

Le passage sur scène n'avait pas eu des effets positifs que sur Faelan : X-Ray en avait profité lui aussi, et ils avaient tous deux ressenti le besoin de partager ce sentiment d'extase qui les avaient saisis pendant quelques instants. Il y avait un peu de ce sentiment de franche camaraderie comme il existait autrefois entre lui et Hannibal, et qui n'était plus tout à fait le même depuis les événements qui avait conduit ce dernier en prison. X-Ray était bien plus innocent, et donc plus spontané, ce qui faisait du bien à Faelan, qui ne rencontrait pas assez souvent de personnes capables de lâcher prise avec la même efficacité que lui. X-Ray semblait d'ailleurs pour cette raison ne pas vouloir devenir une star, ce que Faelan comprenait, d'une certaine façon. Ouais, ça devait être chiant de pas pouvoir sortir de chez toi sans être assailli par les flashs des paparazzis. Être reconnu partout où tu vas, devoir signer des autographes, alors que ta seule envie était de t'enfermer chez toi et d'en sortir sous aucun prétexte. En plus, Faelan connaissait des tas de situation qui exigeaient l'anonymat et qu'il aurait eu bien du mal à laisser tomber. Finalement, Faelan comprenait les réticences de son ami, le trouvant vraiment très responsable. Mais tout de même :

« C'est pas faux, dut-il concéder. Y'a des choses que seules nos petites vies de rien du tout peuvent nous apporter. »

Faelan n'avait pas envie de faire son vieux sage, mais il estimait qu'il était désormais assez vieux pour savoir deux-trois trucs. Justement, la question de son âge, qu'il avait négligemment lancée, revenait sur le tapis. Soit X-Ray était d'une naïveté incroyable et avait du mal à estimer l'âge des autres, soit il était un bon menteur et un ami en affirmant que Faelan ne faisait même pas vingt-cinq ans. Ce compliment le touchait, puisqu'après tout, il était jeune dans sa tête. L'absence de cheveux blancs dans sa belle - huhum - crinière rousse était un de ses motifs de fierté. Il avait de la chance de ce côté-là. Par contre, il avait tout de même le visage assez ravagé par la vie, même s'il n'avait pas de rides. Peut-être était-ce justement ce qui lui permettait de ne pas lui donner d'âge. Ça, et le fait que Faelan avait un don pour se comporter comme un gamin lorsque l'envie l'en prenait.
La tape dans le dos que X-Ray lui avait donné pour accompagner son estimation fausse était bien moins violente que celles qu'Hannibal lui réservait. Et ce n'était pas désagréable, de ne pas être brutalisé.

« C'est ça, petit plaisantin, c'est pas au vieux sage qu'on apprend à faire des grimaces, répondit Faelan d'une voix chevrotante de vieillard. Bref, revenons aux choses sérieuses, veux-tu ? »

Faelan était vraiment trop jeune pour jouer au papi - même si ce n'était techniquement pas impossible de l'être à son avis. Cette idée le faisait frissonner d'horreur. Heureusement, il ne s'était pas montré précoce pour avoir un enfant. Ce n'était d'ailleurs pas une envie qui le taraudait, à vrai dire. Un vrai gosse également dans ce domaine.
Pas pénible pour un sou, X-Ray annonça qu'il s'en foutait, du moment qu'il y avait de la viande au menu. On pouvait dire adieu aux sushis - ce n'était pas une grande perte, Faelan ne raffolait pas vraiment du poisson. Et aux restaurants italiens tant qu'on y était, puisque X-Ray avait avoué que son régime alimentaire se constituait essentiellement de pâtes - pauvre gosse, mon dieu, pensa Faelan qui, même s'il n'était pas un dieu en cuisine, était tout de même capable de s'alimenter plus ou moins correctement. Mis à part cela, tous les restaurants étaient possibles, et Faelan n'avait qu'à en choisir un. Une chance qu'il connaisse si bien Cheenbury, il était presque capable de réciter les tarifs de chacun d'entre eux, ou du moins une tranche de prix correcte. Évitant les restaurants directement à la solde du Nord - cela ne lui paraissait pas indiqué pour inviter un membre d'un gang rival -, il se passa mentalement une liste de ceux qui restaient, quand une petite idée fit surface.

« Bon, reprit-il, l'occasion est visiblement trop belle pour se contenter d'un simple kebab ou d'une pizza. Et la gastronomie, c'est un peu hors de mon budget. Alors que dirais-tu d'un couscous ? 'Fin, tu peux manger un tajine ou un autre plat dans le genre si ça te plaît pas, mais une chose est sûre, t'auras de la viande. »

Faelan connaissait un restaurant à l'ambiance bon enfant et surtout aux tarifs raisonnables qui permettraient de passer un moment sympathique sans être dérangé par qui que ce soit. Le compromis lui semblait pas mal, et c'était plus convivial que de manger son steak-frites chacun de son côté. Et bon, quitte à aller dans un restaurant, autant que ce soit pour manger quelque chose que l'on ne cuisinait pas soi-même, non ?

Faelan ne savait pas s'il s'agissait d'un effet de la différence d'âge, qui l'avait rendu plus sensible à la découverte des spécialités culinaires d'autres pays, ou s'il était simplement plus curieux que X-Ray, mais il eut bien du mal à se retenir d'afficher une tête étonnée lorsque son camarade lui avoua qu'il ne savait pas du tout ce qu'était un couscous. Évidemment, lorsqu'on connaissait quelque chose, il était toujours évident de voir que d'autres l'ignoraient totalement, mais Faelan ne pensait pas piéger X-Ray sur de la gastronomie. C'était donc surprenant, et en même temps excellent, car il allait pouvoir lui faire découvrir un truc - comme quoi, il était tout sauf un mec inutile.

« Tu vas voir, c'est super bon, surtout si c'est bien relevé, répondit-il. Comme ça, on peut faire d'une pierre deux coup : j'te fais découvrir un truc que tu connaissais pas, et on passe du temps ensemble, pour une fois. Bon, c'est réglé, c'est décidé, on y va. »

L'art de tourner les choses comme ça l'arrangeait. Parce qu'à moins que X-Ray ait une allergie à l'un des composants du couscous, il avait peu de chances d'y couper. Mais bon, ce jeune était bien, il ne discutait pas ses propositions, tout en ayant du répondant, et ça, c'était priceless. Pour le coup, on aurait vraiment dit son petit frère, c'était troublant. Car quand Faelan pensait à son frère aîné - demi-frère, pour être précis -, il n'arrivait pas à voir la moindre ressemblance avec lui. Pourquoi se sentait-il plus proche des personnes qui n'avaient aucun lien de parenté avec lui ? Mine de rien, cette question l'avait toujours un peu perturbé, et c'était sans doute pour cette raison que les frères Kennedy ne se croisaient pas souvent - pour ne pas dire jamais. Et que lui-même évitait de se poser les questions qui fâchent.
X-Ray n'avait pas vraiment envie de rester jusqu'au bout, appel de l'estomac oblige, et Faelan devait avouer que ce n'était pas non plus son cas. Même si ce concours était à la base son idée, il avait eu l'impression d'en être peu à peu dépossédé, d'abord par les personnes peu intentionnées qui avaient voulu lui gâcher cet instant de gloire, puis par le public qui s'était complètement approprié le moment. Toute organisation s'était évaporée, et Faelan était persuadé que la plupart des gens avaient oublié ce qu'ils étaient d'abord venus faire ici. L'événement s'était transformé en un gros phénomène de rue qui ne tarderait pas à alerter les autorités et à dégénérer lorsque celles-ci viendraient sur place. Du moins, c'était ce que Faelan pensait. Il se savait incapable de faire dans le bon enfant : ses projets avaient toujours tendance à mal tourner. Pas tous non plus, heureusement, il n'était pas incompétent à ce point. Mais tout de même.
Baissant la voix autant que c'était possible dans le brouhaha ambiant, il parla discrètement à l'oreille de X-Ray :

« À mon avis, vaudrait mieux ne pas être là quand la fin arrivera. Bref, on file tout de suite. »

Faelan n'avait pas envie de voir X-Ray perdre sa bonne humeur, et préféra ne pas insister sur le sujet. C'était pour son bien, après tout. Puisque le jeune homme ne l'avait pas encore lâché, Faelan prit les devants et se sépara souplement, comme un petit poisson glisse à travers les mailles d'un filet, car ce serait plus pratique pour marcher.

« En plus, c'est vraiment pas loin, c'est dans la rue d'à côté. » fit Faelan avant de s'éloigner tranquillement.

Il savait que X-Ray le suivrait. D'abord parce qu'il n'avait pas de raison de ne pas le suivre. Ensuite parce que contrairement à Faelan, il ne connaissait pas le restaurant. Enfin, parce que Faelan avait l'habitude qu'on le suive, et que cela se sentait dans sa manière de marcher. Non qu'il était plus charismatique qu'un autre ou qu'il avait un caractère de chef, mais parce qu'il ne s'imposait pas aux autres. Il savait comment obtenir leur confiance - et comment la briser -, savait comment les amener à faire ce qu'il avait envie de faire, ou presque. Il se demandait parfois si X-Ray avait conscience qu'il était légèrement plus manipulateur qu'il en donnait l'air. Pour l'instant, ça ne semblait pas être le cas, mais Faelan espérait bien que si un jour il le découvrait, il ne mettrait pas en doute leur amitié. Tout le monde ne pouvait pas être comme Hannibal, à lui accorder une confiance un peu trop aveugle pour son propre bien.
Le calme revint assez rapidement lorsqu'il s'éloignèrent de la scène, contraste un peu étrange après avoir connu la gloire pour quelques instants. La vie de diva s'éloignait rapidement tandis que la réalité s'imposait à nouveau à eux. Cheenbury était largement plus riche que Shantytown, mais ce n'était pas non plus le quartier le plus riche de la ville, et cela se sentait. Faelan s'y sentait tout aussi bien que tout à l'heure. Après tout, c'était un peu l'un de ses quartiers. Il en profita, tant qu'ils étaient à l'extérieur, pour sortir une clope.

« Alors, quoi de neuf, sinon ? demanda-t-il à présent qu'ils pouvaient s'entendre correctement. T'as toujours pas eu d'augmentation à ton job ? »

Les patrons étaient tous des fumiers qui refusaient aux humbles pour pouvoir se remplir les poches plus rapidement. C'était pour cette raison que Faelan avait voulu être son propre patron.

Les petits boulots, Faelan les connaissait bien, en tout cas bien mieux que les métiers stables et légaux, aussi ne fut-il pas vraiment étonné d'apprendre que X-Ray n'avait pas eu l'augmentation qu'il méritait. La faute au grand patron qui faisait clairement de la discrimination raciale envers les roux. Parce que ce n'était pas de la discrimination lorsqu'on s'attaquait à un Blanc, sauf s'il avait les cheveux poil de carotte, évidemment. Et de toute façon, depuis quand les patrons se montrent-ils généreux avec les employés qu'ils exploitent ? Cela n'aurait pas eu de sens : il fallait qu'ils se comportent comme de purs salauds pour qu'on puisse les détester comme ils le méritaient. Faelan avait presque envie de lui dire que s'il travaillait pour lui, il aurait le droit à des augmentations à foison, mais ç'aurait été mentir, Faelan était plus grippe-sou que son invitation généreuse laissait supposer. L'argent faisait partie des choses qui le rendaient mauvais. Mieux valait donc abandonner le sujet pour l'instant et s'en prendre aux vrais responsables de la faim dans le monde et des attaques extra-terrestres :

« Putain, ceux-là, on peut pas compter sur eux. Tu sais que ce que disait mon frère ? Que c'est ceux qui travaillent le moins qui s'en mettent plein les poches. Genre moi. » rajouta-t-il, sachant très bien que X-Ray comprendrait l'ironie.

Tiens, c'est vrai, Faelan avait dit qu'il ne penserait plus à son frère pour le moment. Mais c'était peut-être la seule personne de son entourage à avoir un vrai travail bien payé. Et qu'il se souvenait très bien de l'air aigre de sa jalousie le jour où son plus grand rival avait obtenu la promotion qu'il recherchait, ça l'avait tellement amusé, Faelan, de voir ce prétentieux se laisser aller à sa colère toute policée. Conserver ce genre de souvenirs hilarants était tout à fait son genre. En réponse à ses bons sentiments, X-Ray fit remarquer à Faelan qu'il était prêt à se faire inviter aussi souvent que celui-ci le voudrait, ce qui valut au jeune homme de recevoir un sourire malin de la part de Faelan. C'est bien, il faut savoir réclamer plus que ce que l'on peut obtenir. C'était d'ailleurs plus agréable à entendre que les questions anodines sur sa vie personnelle. Bon, très honnêtement, parler de lui ne le dérangeait pas tant que ça, et il n'y avait rien d'étonnant à être interrogé en retour alors que lui-même se montrait si curieux mais... Faelan avait peut-être peur de la question de trop, celle qui le mettrait véritablement dans l'embarras et qui serait capable de porter atteinte à son bonne humeur. Jusqu'alors, personne ne lui avait jamais posé de question de ce type, ce qui ne l'empêchait pas d'y penser. Un jour, peut-être. Mais quelle forme prendrait-elle, et sur quoi porterait-elle ? Cela, Faelan ne le savait pas, mais il était sûr d'une chose : elle saura percer à jour tous ses masques et révéler les aspects les plus sensibles de sa personnalité.

« Bah, pas de copine, rien de très sérieux, fit Faelan en haussant les épaules. Le travail va bien. » Même si Hannibal était toujours aussi con. « Les finances ça se maintient. T'sais, ma vie, elle est passionnante, on pourrait en faire un roman, mais il se passe pas grand chose de neuf, au final. Et c'est pas plus mal. »

Il accompagna cette remarque d'un rire franc et jovial qui montrait à quel point Faelan appréciait son mode de vie. Toujours un peu rétif aux changements, Faelan avait également beaucoup de mal à se projeter dans l'avenir. Il refusait de l'envisager, mais pas seulement : il refusait catégoriquement de construire quoi que ce soit de solide par lui-même. Cela s'appelait fuir ses responsabilités d'après les spécialistes. Pour Faelan, il ne s'agissait que d'une preuve de sagesse. Il fallait profiter de ce que le présent nous offrait, car quand l'avenir vous le volait, il ne vous restait plus qu'un arrière-goût amer en guise de souvenir.
Il n'avait pas fini sa cigarette lorsqu'ils arrivèrent au restaurant et ne fit pas mine de l'éteindre lorsqu'ils entrèrent. Faelan chercha du regard le gérant, mais avec tous ces paravents orientaux, ce n'était pas aisé. Sa patience s'épuisa rapidement : plutôt qu'attendre poliment que l'on vienne s'occuper d'eux, comme aurait dû le faire tout client bien élevé, il se mit à hausser la voix :

« Mon petit poulet à la crème ! Où es-tu, alors que je t'apporte un esprit innocent à convertir à tes plaisirs culinaires ? »

Ses paroles firent apparaître devant eux un homme bourru au teint basané. Il ne fallait pas se fier aux apparences : Jessim avait toujours l'air un peu grognon. Il y avait belle lurette qu'il avait appris à ne pas accorder importance aux mesquineries de Faelan. Le rouquin se dit qu'il serait très intéressant de laisser quelques instants X-Ray avec Jessim, juste pour voir ce que ça allait donner. Mais avant cela, il devait s'assurer que le terrain était bien préparé :

« Ma place habituelle est libre, j'espère ? La petite alcôve toute cosy-sexy à côté de l'issue de secours.
- Ouais, t'inquiète. Personne est venu auj...
- Parfait alors ! répondit Faelan d'un ton rusé. Dans ce cas, tu veux bien y amener mon jeune ami X-Ray ? J'ai deux trucs à vérifier avant. C'est mon invité, alors tu prends soin de lui. »

Et sans attendre plus longtemps, il se précipita vers le fond du restaurant. Faelan s'immobilisa au bout de quelques pas et, se retournant vers X-Ray, lui glissa sur le ton de la confidence :

« Au fait, si ce mec te dit qu'il s'appelle Jessim, c'est qu'il ment. Son vrai nom, c'est Poulet, mais il ne veut pas l'accepter. On se demande pourquoi. »

Et il planta là X-Ray, seul avec un restaurateur grognon et la responsabilité de déterminer si Faelan était vraiment sérieux ou non. Ce dernier voulait juste vérifier qui étaient les clients dans la salle, histoire d'être certain qu'aucune personne dangereuse ne s'y cachait. On ne pouvait pas faire confiance à un poulet.