“ Renegades ” Il n’arriva pas à soutenir ce regard. Regard d’acier, regard moqueur, regard perché sur la cime de sa hauteur, appuyé contre son dossier, vainqueur. Il ne parvint qu’à baisser la tête, soupirer puis tenter vainement de s’affirmer sur le sofa pesant de velours dans lequel il était installé. Il voulait partir, partir et ne jamais revenir. Oublier. Faire comme si sa plainte n’était jamais passée. Faire comme si, il y a quelques semaines, il ne s’était jamais installé devant son écran, la pensée enflammée d’un manifeste torrent. Faire comme s’il n’avait jamais eu le courage de se lever, ouvrir son clapet et s’exprimer. Faire comme si…
Embourbé dans sa grande cape écarlate, il enfonça davantage la tête entre ses frêles épaules, chargées de son épais fardeau. Il osait encore, après maints échecs, réfléchir à sa réaction démesurée ayant outrepassé les frontières de ses capacités. Il osait encore tenter la vaine compréhension de ce qui l’avait poussé à s’élever. Lui qui, depuis son arrivée en cette existence, n’avait eu que de plaisir dans ses lourds silences. Accroupi sur le siège, le dos voûté, refusant de toucher ce plancher si blanc, si éclatant, de peur d’en souiller la pureté économique de ses pieds satyriques, il promenait son regard voilé en direction des grandes vitres illuminées. Peut-être qu’en travers des quelques particules de poussières, il arriverait à trouver la réponse à sa terrible question qui l’avait fait tourner comme un pauvre hère.
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Trente minutes. Une demi-heure. Une parcelle de temps.
Trente minutes de hantise aux pieds du faramineux bâtiment. Bâtiment engorgé, engorgé de notoriété, encapuchonné dans sa grande sphère médiatique, léchant les pieds d’un gouvernement erratique. Il avait erré comme un mendiant près des marches élitistes de l’avenir, cherchant un quelconque moyen de braver la phobie qui, encore une fois, lui entravait la gorge. Dieu absent seul savait comme il s’hérissait de peur à l’idée de discuter avec un étranger. De quoi aurait-il l’air ? Entre ces murs
designés, ces complets mesurés ? Sûrement d’une lavette desséchée. À cette idée, par plus d’une fois, Menschen eut voulu prendre la poudre d’escampette, s’intoxiquer, s’envoler, disparaître sous sa cape vermeil, suante de stress, d’angoisse réprimée.
“ Rien de bien méchant, rien qu’un costard cravate en travail médiatique. Rien que ça. Juste ça. Faut quand même pas que tu en crèves sur place… Pou ça... ”Pourtant il avait senti son corps se liquéfier, une crème glacée trop longtemps restée au soleil, fondue sur le trottoir médiatique, éclaboussée par les pieds des élites politiques. Fin paradoxe. Fin ironique. Faiblement protégé par son masque sombre, les yeux cachés et la bouche enfermée, Menschen ressemblait à un condamné, hésitant entre la mort tranchante et l'emprisonnement aliéné.
Un souffle. Une respiration.
C'est ça. Vas-y. Respire.Le premier pas lui sembla si héroïque qu'il dût s'arrêter de nouveau afin de prendre le temps de réaliser le courage qu'il venait de développer. Prochain niveau débloqué. Pourtant, le temps qu'il perdait à terrasser son Antée ne l'aidait guère à braver les intempéries technologiques. Pas le choix. Il engloba aussi vite qu'il le put les marches du bâtiment, refusant opiniâtrement de lever ne serait-ce qu'un regard. Pas de bienséance, son énergie se centrait sur le courage qu'il soulevait à gravir le temple médiatique. En finir. Au plus vite !
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Le temps comptait. Tic. Tac. Tic. Tac. Menschen tapotait de ses pieds voilés le velours du fauteuil, mains apposées silencieusement sur ses genoux, fixant son regard sur le thé servi avec goût. Blanc, léger. Menschen cachait sa joie derrière ses airs névrosés. Entre la discussion politique et la dégustation mirifique, le biologiste avait un dilemme qui, il en était persuadé, allait causer sa perte. Si celle-ci n'était déjà pas entamée. Il se fichait de savoir s'il sapait de sa présence l'horaire si précieux de la firme, mais penaud, Menschen se renfonça derechef dans le fauteuil. Ailleurs. Il voulait perdre son temps ailleurs. Sa voix, cassée, douce et hésitante s'exhorta à un semblant d'explication devant sa piètre performance, mais dieu absent savait ô combien le jeune homme se fichait de l'impression qu'il pouvait donner. Tant qu'elle ne lui collait pas à la peau comme son passé.
“ C'est... normal. Je ne supporte pas franchement les... les... discussions d'ordre social. Si... vous aviez pu être un... un androïde, je me serais senti fort aise, oui. Ça ne veut pas dire... cependant... que je vous reproche votre constitution humaine, non, non... ”Du thé. Oui. Comme il n'arrivait pas à se rendre crédible, autant noyer sa peur dans le thé. Une drogue comme toutes les autres. Menschen gesticula méthodiquement, posant dans le silence et la lumière un premier pied sur le sol, avec une attention soignée à ne pas tomber. Dieu absent qu'il exécrait toutes ces immondices pures, rehaussées de richesse qui le faisaient se sentir si opprimé. Ayant un appui fort vraisemblable, il tendit le corps vers l'avant, fit pivoter la tasse devant lui de sorte que l'anse lui soit accessible et reprenant sa position fœtale, il huma avec bonté la douce fragrance du thé.
“ Je ne suis pas un androïde si... si ça peut vous rassurer. Juste... juste victime d'une... phobie sociale aigüe. Pardonnez-moi mon retard, c'est qu'il m'a fallu une demi-heure pour... pour arriver jusqu'ici et... une autre demi-heure afin d'expliquer une... ”Regard fuyant. Menschen tapota distraitement la paroi lisse de la petite tasse.
“ ... Intoxication involontaire d'un de vos employés. ”Raclement, roulement, il échauffa malencontreusement sa gorge, se ratatinant de plus bel sur le fauteuil élitiste.
Il arriva, cette fois-ci, furtivement, comme un froissement d'aile, à vriller durant une fraction de seconde son regard dans les yeux de son interlocuteur.
Ce qu'il avait l'air lamentable face à cette grandeur altière...